Et si les métiers du travail social étaient les héritiers des ordres religieux apparus au Moyen Âge et qui, jusqu’au XVIIIe siècle, composaient en Europe une société « corporative », où l’individu s’effaçait derrière les compagnies, métiers, jurandes, corps et états d’appartenance ?
Une telle hypothèse peut paraître scandaleuse. Qu’est-ce que les éducateurs et assistantes sociales, qui ont « fait profession », dans l’esprit républicain et laïc, auraient à voir avec ces congrégations de serviteurs de Dieu d’un autre temps ? Les mentalités ont connu de grandes mutations. La modernité est passée par là. La révolution a, en théorie, remplacé la charité par la justice sociale.
Mais l’anthropologie nous enseigne qu’il arrive qu’une activité humaine se perpétue sous d’autres traits, répondant à un même « trajet », pour reprendre le mot de Gilbert Durand[1]. Robert Castel, dans son étude du pouvoir psychiatrique, le dit autrement : « Zeus changé en bovin est toujours Zeus. Il est / n’est pas Zeus, et il faut être plus malin pour le reconnaître »[2]. Une « transfiguration » au sens que Michel Maffesoli a employé pour parler du politique[3].
L’hypothèse peut sembler, au contraire, banale. Charles Péguy comparait les maîtres d’école des débuts de la IIIe république à des « hussards noirs », mais il précisait qu’ils portaient un « liseré violet », « la couleur des évêques »[4] ! Notre « loi de 1905 » a mis fin à près de 400 ans d’Église d’État en France. Jules Ferry lui-même a usé de son pouvoir de nomination des évêques et des abbés ! Bonnes sœurs, infirmières et assistantes sociales, prêtres et instituteurs : tous n’ont-ils pas en commun d’avoir « cure d’âme » ?
En quelques touches, d’une façon peut-être plus métaphorique qu’historique ou sociologique, je ferai le propos que les corporations du travail social, appuyés sur une théologie composée des sciences humaines, et qui se situent dans une esthétique de résistance spirituelle, assument, à l’image des anciens ordres religieux, une fonction de garants du dogme spécifiquement moderne. Je tâcherai de montrer comment le déclin des valeurs de la modernité qui menace ces ordres porte, peut-être, le ferment de leur renouveau.
L’ontothéologie au cœur de l’invention du social moderne
G. K. Chesterton, dans son bel ouvrage sur Saint François d’Assise, rappelle qu’avant que les ordres monastiques ne se sclérosent, il y a, à l’origine de leur fondation, « un élan, une poésie ». Il en est de même du progrès moderne : au cœur de cet élan, de cette poésie – ce qu’il faut bien appeler un imaginaire – on trouve le rêve de bâtir un homme nouveau à partir de rien. Rousseau, précepteur de l’Émile, énonçait en 1762 : « nous naissons capables d’apprendre, mais ne sachant rien, ne connaissant rien »[5]. L’émancipation passe par l’éducation.
Michel Maffesoli montre comment la trinité, « séparation, perfection, réduction », constitue l’« ontothéologie » moderne[6]. L’être est assigné à une identité. Il est incité au « dépassement » des « dysfonctionnements » (équivalent du « péché »). Maffesoli écrit : « on est là au cœur battant de ‘l’invention du social’ moderne, dont l’essence est l’éducatif ». L’éducatif n’est pas qu’un symptôme : il est l’alpha et l’oméga de la modernité ; il en est, pour reprendre une formule du peintre John Butler Yeats (le père du poète), le « fondement esthétique »[7].
L’usage que les travailleurs sociaux font des sciences humaines, qui tiennent, d’ailleurs, la première place dans leur formation, illustre bien le déploiement de ce fondement esthétique. La « critique », la déconstruction sont de mise. Vécu, pulsions, enracinements doivent être objectivés afin de libérer le sujet. Maître de sa destinée, celui-ci doit s’insérer dans une société de droits et de devoirs ; enfin devenu un individu, il est mûr pour « l’autonomie », vocable aussi récurrent qu’un répons du processionnal.
Pour ce faire, la sociologie ou la psychologie sont convoquées ; on s’attache à leurs postulats et leurs méthodes. Les « sciences de l’homme », apparues au XIXème et XXème siècle, se sont substituées à l’ancienne science théologique. Rien de péjoratif à dire cela : les recherches de Jean Scot Érigène, de Guillaume de Champaux et d’Abélard entre le IXème et le XIème siècle se distinguaient par leur hétérodoxie, comme celles, plus tard, de Marx ou de Freud.
Peut-être toute théologie finit-elle par se figer en scolastique[8]. La dogmatique moderne porte au pinacle l’analyse surplombante (étymologiquement épi-scopale !) qui guide l’individu vers la lumière de l’émancipation. Cela se marque assez par les tensions entre les ordres des animateurs ou moniteurs-éducateurs, par exemple, équivalents des frères lais ou convers, illettrés et « simples » mais autorisés à porter la coule, et l’ordre des éducateurs spécialisés, adeptes du scriptorium et de la « clinique » à l’instar de leurs confrères psychologues.
Des corporations entre ordre et dissidence
L’idée que le rôle du travailleur social se borne à aider les gens à vivre jette l’horreur parmi les tenants des diverses corporations. Hors de question d’être un simple « intervenant » social ! Le travailleur social se vit, nous l’avons dit, en résistant spirituel face à l’adversaire (« Satan », étymologiquement) contre lequel l’anathème doit être lancé : la dérégulation, le grand commerce, et bien sûr la pauvreté, rebaptisée « précarité », ou encore ce que Robert Castel appelle « précariat ».
Le travailleur social se situe dans la dissidence. Mais tout indique que ces corporations, tout dissidentes qu’elles se vivent, ne sont pas épargnées par le « conformisme logique »[9] du temps. La notion de « projet », brandie par tous les sous-diacres de l’entreprise, de la publicité et du management, le montre. Itinéraire vers le Bien, chemin de pénitence, nous retrouvons le terme de « projet » dans la terminologie de l’administration ainsi que dans celle des services sociaux.
Les professionnels de l’aide sociale ont peu à peu pris la place de leurs préfigurateurs, moines et curés, en faisant du « projet » éminemment moderne de l’émancipation de l’individu leur mission apostolique. Les travailleurs sociaux ont assis leur position, établi les métiers dans leur histoire. Outre les textes scripturaires des sciences humaines et des sciences de l’éducation, la mythologie patristique est stabilisée, avec des figures d’une sainteté plus ou moins ascétique, similaires à celles de l’église primitive.
Les ordres, entre menace et renouveau
Les « ordres » du travail social se sentent aujourd’hui menacés. Le recul redouté de l’État-Providence n’est pas seul en cause. La régularité ecclésiastique n’est jamais conquise. Les réformes qui visent à unifier les métiers dits « canoniques » (éducateur spécialisé, assistant de service social, éducateur de jeunes enfants) ou à placer les centres de formation sous l’égide des universités soulèvent de vives inquiétudes, chacun craignant de perdre sa « règle » propre. Rappelons que seul un serment d’obéissance à une règle permet, une fois sanctifié par l’huile bénite de l’ordination, d’entrer dans la communion.
De surcroît, l’hérésie postmoderne pourrait bien infiltrer insidieusement le dogme, qu’on l’accuse d’effacer la mémoire du travail social[10] ou de saper la mission subversive de l’action éducative[11]. La méfiance que suscite la notion de travail social « de groupe », « communautaire », le « développement social local » le montre bien. Il n’est pas inutile de savoir qu’en France, le terme « d’Intervention sociale d’intérêt collectif » (ISIC) a même été spécifiquement conçu afin d’éviter à tout prix la notion de « communautaire », en usage dans les pays nordiques et anglo-saxons[12].
L’approche communautaire est hérétique car (et nous touchons là au cœur de l’orthodoxie) elle ne permet plus de rendre la société responsable, à la fois des maux sociaux, mais aussi de leur guérison, puisque la personne accompagnée n’est plus une éternelle victime, mais dispose de moyens d’agir, y compris collectifs.
Derrière son apparente unité, le travail social est un « monde divisé et vibrant », pour reprendre l’expression de l’historien Marc Bloch à propos des communautés de moines, fils de Saint-Benoît[13]. Les esprits évoluent avec le renouvellement des générations. Auprès des plus jeunes professionnels surtout, les pruderies modernes ne font plus recette. Tout au plus, assis aux stalles et confessionnaux, acquiescent-ils poliment à leurs aînés dépositaires de la pureté de l’ordre.
On voit arriver des cohortes de novices à l’aise avec l’idée que l’être humain est une totalité complexe, pour le meilleur comme pour le pire, et qu’il est illusoire et même dangereux de le réduire aux dimensions d’un in-dividu, de l’inciter à abjurer ses appartenances, ou de le découper en tranches à grand renfort d’analyse. Les philosophes salueraient, avec Lucrèce, la novitas florida mundi, nouveauté florissante du monde, de bon augure. La résurrection de la chair, pour rester dans notre métaphore théologique, est à l’ordre du jour.
[1] Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, Paris, Bordas, 1969, p. 38.
[2] L’Ordre psychiatrique, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1976, p. 74.
[3] Michel Maffesoli, La transfiguration du politique. La tribalisation du monde, Paris, Grasset, 1992.
[4] L’Argent, 1913.
[5] Émile ou de l’éducation, Garnier Flammarion, 1966, p. 68.
[6] « Éducation et initiation », in « Aux interstices de l’éducation », Sociétés n°118, De Boeck, 2012, p.13.
[7] Lettres à son fils, W. B. Yeats, Paris, José Corti, 2000, p. 307.
[8] Ainsi l’écrivain et psychiatre Dr Pierre Debray-Ritzen dénonçait le freudisme comme un système de croyance, imposant ses vérités révélées au moyen de raisonnements logiques. La scolastique freudienne, Paris, Fayard, 1973.
[9] Durkheim Émile, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Le système totémique en Australie, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige Grands textes », 2008, p. 24.
[10] « Le travail social a un passé, une histoire dont nous sommes tous les héritiers… Cependant le monde dans lequel nous vivons, celui de la « post modernité », refuse tout héritage, toute succession, tout legs. » Paturet Jean-Bernard. « Qu’est-ce qu’un héritage ? Un enjeu pour le travail social de demain », Empan, vol. 68, no. 4, 2007, pp. 22-27.
[11] « Ceux qui, managers des temps modernes, prétendent pouvoir établir un autre rapport à la réalité que celui-là, sont des petits comptables de la chose humaine et non des responsables de dispositifs d’aide éducative et de soin » (p.71). Gaberan Philippe, Être adulte éducateur c’est…, Érès, 2010.
[12] La notion de communautaire, résume Jacques Trémintin, « est soupçonnée de faire la part belle aux revendications culturelles ou religieuses et aux appartenances singulières, les unes et les autres étant assimilées à une forme d’ethnocentrisme ou de sociocentrisme privilégiant le groupe de référence sur l’individu et le repli sur soi, autant de représentations et de comportements considérés comme contraires au modèle républicain indivisible et égal pour tous. » « Reconnaître et promouvoir le travail social d’intérêt collectif », Lien Social n°953, 10/12/2009.
[13] La Société féodale, les classes et le gouvernement des hommes, coll. « L’évolution de l’humanité », Paris, Albin Michel, 1940.